Expressions Libres / Numéro 9 / ETE 2003
Edition du 7 Août 2003 ( 1ère Edition)
VVersion Française/version Internationalea / Edition corrigée & actualisée le 09/08/03 10:34
NUMERO 9 / ETE / 2003
Photographies(c) Elliot Erwitt |
L E C T U R E s |
E S T I V A L E S
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Sommaire
du Numéro 9
L E C T U R E S
VARIA
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L E C T U R E s
Ph ilo soph ie : Giorgio Agamben
,Etat
d’exception,Homo sacer II,Seuil,L’ordre Philosophique,traduit de
l’italien par Joël Gayraud,juin 2003,152 p,15€.
C’est
lors du Colloque Roland Barthes en décembre 2002 que le
philosophe italien Giorgio Agamben livra
la teneur de son ouvrage que
beaucoup attendaient L'Etat
d'exception. Homo Sacer II qui
parut ensuite en juin 2003 aux éditions
du Seuil dans la collection « L'ordre philosophique » dans laquelle
avait déjà été publié en 1997 le premier volume consacré à
la question du bio-pouvoir ,sur l’ homme exclu du droit humain et du
droit divin, figure originelle et
intemporelle de l’exclu ,Homo
Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue et qui fit de Giorgio Agamben
l’un des philosophes les plus importants d’aujourd’hui.
Ainsi
ce deuxième volume, Homo sacer II
s’intéresse à l’espace souverain, l’espace de l’exception, lieu et
moment politique d’indétermination dans lequel le droit est suspendu, état kénomatique, zone vide extra-juridique et extra-territoriale, élément
anomique et méta-juridique.
Est
souverain « celui qui décide de l’état d’exception « la célèbre
formule de Carl Schmitt, juriste du
III è Reich tirée de sa Théologie
politique en 1922 a servi
de point de départ au
philosophe pour décrypter le
paradigme de gouvernement des Etats dits démocratiques
dans lesquels l’état
d’exception est devenu la « règle » depuis au moins la première
guerre mondiale, une prophétie également exprimée par Walter Benjamin dans sa
Thèse sur le concept d’histoire ,
une enquête généalogique pour en déterminer le sens et la portée, du
droit qui dénude au droit qui
suspend ,enquête au cœur du pouvoir et de sa signification ontologique .
L’ouvrage
se décompose en deux parties, la
première re-trace l’histoire du concept d’exception depuis la Révolution
française, en passant par l’expérience nazie et jusqu’au military order
édicté par le Président Bush le 13 novembre 2001 qui autorise des detainees
à Guantanamo en dehors de tout contrôle judiciaire national comme
international ;la seconde explique grâce
à un savant travail philologique, linguistique et conceptuel
de puis les grands débats des années Trente sur l’état d’exception
jusqu’à la recherche dans le justinium romain ,l’auctoritas et
le potestas ce qui fonde « le système juridique de l’Occident »,
une pure fiction, fait d‘éléments hétérogènes et inconciliables :nomos
et anomie, auctoritas et potestas, violence et droit .L’auteur
démontre brillamment dans quel paradoxe nous nous situons, état
de droit et d’exception à éclipse dont la dialectique ne peut
plus fonctionner aujourd’hui tant
s’efface la distinction des pouvoirs ,au bout du compte quelle étrange
relation de contiguïté unit démocratie et totalitarisme.
Un
essai brillant,érudit,dense
qu’on peut difficilement quitter des yeux et qui poursuit le projet de
déchiffrage de la modernité politique.
6 Août 2003,
Ph ilo soph ie : Jacques Rivelaygue,
Leçons
de métaphysique allemande,deux tomes ( 508 et 546 p),le livre de
poche,2003,9€ chacun.
Ces leçons de métaphysique allemande rassemblent
les cours de Jacques Rivelaygue donnés
en Sorbonne dans les années soixante-dix que ses étudiants d’alors ont
enregistrés ,retranscrits puis que Grasset a publiés sans changer le style oral qui leur était propre.
C’est une chance inouie qui nous est offerte de pouvoir accéder, enfin en livre de poche, à ces précieuses leçons ,véritable traité introductif à la pensée des grands systèmes philosophiques les plus difficiles .Le premier tome se compose de deux sections, l’une consacrée à la monadologie de Leibniz, l’autre à la genèse du système hégélien sans oublier à la fin du livre un dialogue inédit entre l’idéalisme allemand et le judaïsme ;
Le deuxième tome, de quatre sections, la plus longue sur
Kant et la Critique de la raison pure,une œuvre majeure dont la
postérité a irrigué tout le champs philosophique après les Lumières éclairant
paradoxalement la lecture d’
Heidegger et précisant celle d’Habermas sur
lesquels se referment l’ouvrage.
En fabuleux pédagogue soucieux de rendre clair et intelligible les grands textes ,Jacques Rivelaygue adopte une méthode de lecture personnelle alliant deux principes qu’il voulait complémentaires :une lecture exposant la systémicité,la logique interne des pensées et une lecture symptomale exposant la logique externe.Cette pédagogie du texte pourrait servir de modèle didactique et lever nombre de critiques contre l’enseignement de la philosophie que l’on juge trop souvent obscur.
Enfin, dans ces leçons de métaphysique allemande, Alain Renaud et Luc Ferry plus célèbres que leur professeur de philosophie rendent hommage à Jacques Rivelaygue,à son intelligence et à sa profonde modestie dans la préface qu’ils ont signée, un hommage appuyé et vibrant qui prête quelque peu à sourire à l’aube d’une rentrée scolaire qui s’annonce agitée.
6 Août 2003,
(c)Nadia Burgrave.
Histoire
:
Carlo Ginzburg
Trad
de l’italien,Gallimard Le seuil,coll Hautes Etudes,2003,124 pages.19€
Après A Distance
en 2001,L’Historien Carlo Ginzburg, maître de la micro-histoire
italienne poursuit son débat contre le linguistic
turn dernier avatar d’un courant critique de la rhétorique issu de
Nietzsche.
Pour l’Ecole anti-positiviste d’Hayden
White, l’Histoire n’est qu’un
genre littéraire qu’il convient d’appréhender par la critique
textuelle-i.e-le discours sur la représentation construit par les présupposés
des historiens, les livres d’histoire ne sont ainsi pour cette école de pensée
que des fictions, l’historiographie une
rhétorique.
Ce courant critique américain s’origine dans les philosophies de la dé-construction
( Foucault ,Derrida,
Lyotard ) et s’inscrit dans la mouvance post-moderniste.
Mais pour l’auteur, l’argumentation
linguistique conduit au
scepticisme, au relativisme et dans l’impasse parce que la notion même de
preuve ne peut exister à cause précisément
du postulat selon lequel les conclusions narratives peuvent être détachées du
processus de recherche des témoignages.
Si l’analyse rhétorique a permis de
faire comprendre comment s’opère l’écriture de l’histoire par les
historiens et aux historiens, les implications morales et politiques de cette
posture intellectuelle sont pernicieuses
en ce qu’elles admettent d’un
point de vue cognitif n’importe
quels doutes, n’importe quelles négations même les plus abjectes.
Tout en laissant poindre ses tâtonnements,
Carlo Ginzburg démontre à partir de cinq courts essais( l’enthymème aristotélicienne,
les révoltes indigènes des îles Mariannes, le déchiffrement des blancs dans
l’éducation sentimentale de Flaubert, Picasso et l’art nègre) que la
recherche de la vérité est « possible »
parce que, dans la tradition laissée
par Aristote, les preuves constituent
le noyau rationnel,central de la rhétorique. Grâce à ce procédé appliqué
aux anachronismes lexicaux, Lorenzo Valla, lecteur attentif d’Aristote et de
Quintillien, sut découvrir et dénoncer
la fausse donation de Constantin concernant les Etats de l’Eglise.
Si La preuve et la vérité sont
passées de mode,La recherche de la vérité est pourtant le « devoir
fondamental « de tout historien conclue l’auteur non sans gravité.
Un livre qui devrait grandement
contribuer à éclaircir la réflexion
épistémologique et dénouer la crise actuelle de l’histoire.
31 Juillet 2003,
Nadia Burgrave.
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Histoire
:
V
incent Duclert
L’Histoire contre l’extrême droite,Mille
et une nuits,les petits livres n°45,2002.121 p .3€
Conçue par Vincent Duclert à la suite
du choc du 21 avril ,cette anthologie rassemble
quatre-vingts textes qui ont
marqué la lutte en France contre l’extrême droite depuis la crise
boulangiste jusqu’à l’émergence du Front national,de Clémenceau à Pierre
Vidal Naquet,des textes et des auteurs qui malgré leurs divergences politiques
ou religieuses partagent leur attachement à une tradition démocratique qui
choisit la morale,la justice,la
liberté contre le nationalisme,le racisme et la xénophobie.
En historien rigoureux,Vincent Duclert
a fait précéder chaque texte d’une courte notice biographique et
contextuelle.
Les textes (discours à la
chambre,lettre ouverte,articles de presse ..) sont des armes et il importait
selon l’auteur de « perpétuer l’existence d’une culture de combat »
que l’on a eu tôt fait d’oublier malgré la menace qui persiste de nos
jours en France comme en Europe.Plus qu’un acte de mémoire,cette anthologie
se veut un outil efficace pour
retrouver les mots et la geste de
l’engagement dans la vie publique,du courage et de la détermination à
s’opposer aux dangers qui menacent la démocratie.
Une excellente initiative des éditions
des Mille et une nuits qui mettent à
la portée de tous cet outil intelligent et indispensable.
Nadia Burgrave.
Zones extraterritoriales et camps.
Espaces juridico-politiques dans la "guerre au terrorisme" http://www.republicart.net/disc/empire/anarchitektur01_fr.htm
Empire : exceptionnalisme, multitude et résistance http://www.eliseconsortium.org/article.php3?id_article=55
Lyber Agone :Alain Accardo
De notre
servitude involontaire - Lettre à mes camarades de gauche
L'Art est Mort ? Réponses d'une foule de contributeurs
dont Jean
Baudrillard
http://www.art-death01.be.tf/
Paroles
secrètes du peuple sans lieu
L'article qui suit est paru dans le premier numéro de Luogo comune, une revue italienne puis dans Conjoncture 14,une revue québécoise.http://trempet.uqam.ca/Conjonctures/
Les
tsiganes font leur première apparition en France au cours des premières décennies
du XVe
siècle, dans une période de guerres et de désordres, sous forme de bandes qui
disaient venir d'Égypte et étaient guidées par des individus qui se définissaient
comme ducs in Egypto parvo ou comtes in Egypto minori:
« C'est en 1419 que les premiers groupes tsiganes sont signalés
sur le territoire de la France actuelle [...] Le 22 août 1419, des Sarrasins
étaient apparus dans la petite ville de Châtillon-en-Dombe [...] le
surlendemain, cette troupe arriva à six lieues de là, au faubourg
Saint-Laurent de Mâcon [...] sous les ordres d'un certain André, duc de la
petite Égypte [...] Durant le mois de juillet 1422 [...] une bande plus
nombreuse descendait en Italie [...] En août 1427, les tsiganes apparaissent
pour la première fois aux portes de Paris. Ils ont traversé une partie de la
France en guerre [...] La capitale est occupée par les Anglais [...] Des
bandits pillent toute l'île de France. Déjà certaines bandes, dirigées par
des ducs ou des comtes in Egypto parvo ou in minori Egypto, ont
franchi les Pyrénées et poussé jusqu'à Barcelone. » (François de Vaux
de Foletier, Les Tsiganes dans l'ancienne France).
C'est plus ou moins à la même période que les historiens font remonter
la naissance de l'argot, langue
secrète des coquillards et
des autres bandes de malfaiteurs qui prospèrent dans les années tourmentées
qui marquent le passage de la société médiévale à l'état moderne :
« Et est vray commil dit que les dits coquillards ont entreulx un langaige
exquis, que aultres gens ne scevent entendre, s'ils ne l'ont reveley et aprins
par lequel langaige ils cognoissent ceulx qui sont de ladite Coquille et nomment
proprement oudit langaige tous les faicts de leur secte » (Déposition de
Perrenet le Fournier au Procès des Coquillards.)
En mettant tout simplement en parallèle les sources relatives à ces
deux faits, Alice Becker-Ho, dans Les Princes du Jargon (Édition G. Lebovici, Paris 1990), a réussi à réaliser le
projet benjaminien d'écrire une oeuvre originale composée presqu'entiè-rement
de citations. La thèse du livre est apparem-ment anodine : comme le sous-titre
l'indique (« un facteur négligé aux origines de l'argot des classes
dangereuses »), il s'agit de montrer la dérivation d'une partie du
lexique de l'argot du Rom, la langue de tsiganes. Un « glossaire »
succinct mais essentiel, à la fin du volume, dresse une liste des mots de
l'argot « qui ont un écho
manifeste, pour ne pas dire une origine certaine, dans les parlers gitans d'Euro-pe ».
Cette thèse, qui ne sort pas du domaine de la socio-linguistique,
en implique, toutefois, une autre bien plus significative : comme
l'argot n'est pas une langue au sens propre, mais un jargon, les tsiganes ne
sont pas un peuple, mais les derniers hors-la-loi d'une autre époque :
« les Gitans sont notre moyen âge conservé; classes dangereuses d'un
autre temps. Les mots gitans passés dans les différents argots sont comme les
Gitans eux-mêmes qui, dès leur appari-tion, ont adopté des patronymes des
pays parcourus — gadjesko nav — , perdant en quelque sorte leur « identité »
sur le papier, aux yeux de tous ceux qui croient savoir lire ».
Cela explique pourquoi les savants n'ont jamais réussi à éclaircir le
mystère de l'origine des tsiganes, ni à connaître vraiment leur langue et
leurs coutumes : l'enquête ethnographique est rendue impossible par le
fait que les informateurs mentent systématiquement. Pourquoi cette hypothèse,
certai-nement originale, mais qui concerne une réalité somme toute populaire
et linguistique, est-elle importante? Benjamin a écrit quelque part que , dans
les moments cruciaux de l'histoire, le
coup décisif doit être assené avec la main gauche, en agissant sur les pivots
et les rotules de la machine du savoir social. Quoique Alice Becker-Ho se tienne
discrè-tement dans les limites de
sa thèse, il est probable qu'elle soit parfaitement consciente d'avoir déposé
dans un noeud de notre théorie politique une mine qu'il s'agit tout simplement
de faire éclater. Nous n'avons, en effet, aucune idée de ce qu'est un peuple
ou une langue (on sait très bien que les linguistes ne peuvent construire une
grammaire, c'est-à-dire cet ensemble unitaire doté de proprietés
descriptibles qu'on appelle langue, qu'en prenant pour acquis le factum
loquendi, c'est-à-dire le simple fait que les hommes parlent et s'entendent
entre eux, ce qui reste tout à fait hors de portée pour la science), et,
pourtant, toute notre culture politique est fondée sur la mise en relation de
ces deux notions. L'idéologie romantique, qui a opéré sciemment cet attelage
et, de cette manière, a largement influencé la linguistique moderne et la théorie
politique encore dominante, a cherché à éclaircir quelque chose d'obscur (le
concept de peuple) avec quelque chose d'encore plus obscur (le concept de
langue). A travers cette correspon-dance biunivoque ainsi établie, deux entités
culturelles contingentes aux contours indéfinis se transforment en des
organismes quasi naturels, doués de caractères et de lois propres et nécessaires.
Car, si la théorie politique doit présupposer sans pouvoir l'expliquer le factum
pluralitatis (nous appelons
ainsi, avec un terme étymologiquement lié à celui de populus, le fait
que les hommes forment une communauté) et si la linguistique doit présupposer
sans l'interroger le factum loquendi, la correspondance simple entre ces
deux faits fonde le discours politique moderne. La relation gitans-argot
questionne radicalement cette correspondance au moment où elle la
reprend parodiquement. Les tsiganes sont au peuple ce que l'argot est à la
langue; mais cette analogie d'un instant illumine en un éclair la vérité que
la correspondance langue-peuple était censée cacher : tous les peuples sont
des bandes et des coquilles, toutes les langues sont des jargons et des argots.
Il ne s'agit pas d'évaluer ici l'exactitude scientifique de cette thèse, mais
de ne pas laisser s'enfuir sa puissance libératrice. Pour ceux qui ont su la
fixer fermement, les machines perverses et tenaces qui gouvernent notre
imaginaire politique perdent d'un coup leur pouvoir. Qu'il s'agisse, d'ailleurs,
d'un imaginaire devrait, désormais, être clair pour tous, aujourd'hui que l'idée
de peuple a perdu depuis belle lurette toute réalité substantielle. Aussi en
admettant que cette idée ait déjà eu un contenu réel, au delà de l'insipide
catalogue de caractères dressé par les vieilles anthropologies philosophiques,
elle a été vidée de tout sens par ce même État moderne
qui se présentait comme son gardien et son expression : malgré les
bavardages des hommes de bonnes intentions, aujourd'hui le peuple n'est que le
support vide de l'identité étatique et c'est uniquement en tant que tel qu'il
est reconnu. Pour ceux qui nourrissent encore quelque doute à propos de cela,
un coup d'oeil à ce qui se passe autour de nous est, de ce point de vue, très
instructif : si les puissants de la terre déplacent leurs armées pour défendre
un état sans peuple (le Koweit), les peuples sans état (Kurdes,
Arméniens, Palestiniens, Basques, Juifs de la diaspora) peuvent au contraire être
opprimés et exterminés impunément, afin qu'il soit clair que le destin d'un
peuple puisse être seulement une identité étatique et que le concept de «
peuple » n'a de signifi-cation que s'il est recodifié dans celui de nationalité.
D'où, aussi, l'étrange statut des langues sans dignité étatique (Catalan,
Basque, Gaélique ...) que les linguistes traitent naturellement comme des
langues, mais qui dans le concret fonctionnent plutôt comme des jargons ou des
dialectes et assument presque toujours une signification politique.
L'enchevêtrement vicieux de langue, peuple et état, est particulièremt
évident dans le cas du sionisme. Un mouvement qui voulait la constitution en état
du peuple par excellence (Israël), s'est senti obligé de réactualiser une
langue purement culturelle (l'hébreux) qui avait été remplacé dans l'usage
quotidien par d'autres langues et dialectes (le ladino, le yiddish). Mais, aux
yeux des gardiens de la tradition, cette réactualisation de la langue sacrée
apparait comme une grotesque profanation, dont un jour la langue se serait vengée
(« Nous vivons dans notre langue» écrivait Scholem à Rosenzweig
le 26 décembre 1926 «comme des aveugles qui marchent au bords d'un abîme ...
cette langue est chargée de catastrophes ... un jour elle se révoltera contre
ceux qui la parlent »).
La thèse selon laquelle tous les peuples sont des gitans et toutes les
langues des jargons, rompt cet enchevêtrement et nous permet de regarder
autrement les expériences du langage [...] Ainsi, le trobar clos des
troubadours provençaux est lui-même, de quelque manière, la transformation de
la langue d'oc dans un jargon secret (un peu comme ce que fit Villon, en écrivant
certaines de ses ballades dans l'argot des coquillards) mais ce dont ce jargon
parle ce n'est qu'une autre figure
du langage, marqué comme lieu et objet d'une experience d'amour. Et, pour en
venir à des temps plus proches des nôtres, on ne s'étonnera pas, dans cette
perspective, que, pour Wittgenstein, l'expérience de la pure existence du
langage (du factum loquendi), pouvait coïncider avec l'éthique et que
Benjamin confiait à une « pure langue », irreductible à une grammaire
et à une langue particulières, la figure de l'humanité délivrée. Si les
langues sont les jargons couvrant la pure expérience du langage, tout comme les
peuples sont les masques, plus ou
moins réussis, du factum pluralitatis, alors notre devoir ne peut
certainement pas être de construire ces jargons en grammaires, ni de récodifier
les peuples dans des identités étatiques; au contraire, c'est seulement en
cassant en un point quelconque la chaîne du langage-grammaire(langue)-peuple-état
que la pensée et la praxis seront à la hauteur de l'époque que nous vivons.
Les formes de cette interruption, où le factum du langage et le factum
de la communauté se font jour
pendant un instant, sont multiples et varient selon les temps et les
circonstances : réactivation d'un jargon, trobar clos,
pure langue, pratique minoritaire d'un langue gram-maticale ... En tout
cas il est clair que l'enjeu n'est pas seulement linguistique ou littéraire,
mais, avant tout, politique et philosophique. Le livre d'Alice Becker-Ho n'est
pas un essai de sociolinguistique, mais un manifeste politique.
(c) Expressions libres :http://www.expressions-libres.org / Contact: Nadia.Burgrave@expressions-libres.org